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mardi 14 avril 2015

Jean Giono en amitié, Eugène Martel le peintre du Revest...



Revest-du-Bion ou ...le revers d'Albion !!












Quand on arrive au Revest, on est frappé par le calme ambiant, ce village occupe le centre du plateau d'Albion, ce plateau battu par les vents ou écrasé de soleil selon la saison est dominé  par le mont Ventoux, posé là bas telle une sentinelle dans le lointain ...
Au milieu des grandes étendues de céréales et de lavande, quelques grands corps de ferme, des vieux chênes et la route qui traverse le plateau de part en part, de Sault à Simiane ou de Simiane à Sault  comme on préfère ...
C'est le pays de la châtaigne de Haute Provence, chaque année, celle-ci y est fêtée.









"La route de l'ouest sort du village du Revest-du-Bion. Elle frappe tout d'un coup sur une telle splendeur, qu'elle s'abaisse toute humiliée et éblouie et coule dans le pli d'une terre où elle cherche la cachette de la plus petite herbe, le déroulement de la montagne et de l'espace est là devant"
Jean Giono- Provence


Au hasard d'une ruelle...



La rue de l'hôtel du Nord qui mène à la maison d'Eugène Martel


La Promenade, qu'on appelle aussi "le Portissol"


Il fait bon se rafraîchir à la terrasse du bar des Alpes **
** Ce jour là, nous cherchions à prendre une photo de la maison du peintre Eugène Martel, le cafetier nous a gentiment renseignés et raconté une petite anecdote qu'il tenait de sa maman : le peintre, tous les dimanches à la sortie de la messe distribuait des bonbons aux enfants du Revest ...



Eugène Martel


Eugène Martel (source sergefiorio.canalblog.com)(2)


Le Revest c'est donc le village du peintre Eugène Martel... Eugène Martel, "Le peintre du silence intérieur"  né en 1869  au domaine de Pierre Rousse sur la commune du Revest où ses parents étaient fermiers .


Le domaine de Pierre Rousse au Revest

Originaire donc du Revest-du-Bion, Eugène Martel entre en 1892 à l'Ecole des Beaux Arts à Paris dans l'atelier de Gustave Moreau. En 1898 il retourne dans son village et s'installe dans une maison à côté de l'hôtel du Nord,  qu'il ne quittera que très exceptionnellement,  il décèdera en 1947 à Bollène chez ses neveux.
Source internet



A gauche l'ancien Hôtel du Nord, à droite la maison du peintre


La maison d'Eugène Martel

Jean Giono et Eugène Martel sur le perron de la maison de celui-ci
photo Charles Martel (neveu du peintre et notaire à Sault - revue Giono no 6)

Jean Giono rencontre Eugène Martel en 1930, une amitié profonde lie alors le jeune romancier et le peintre.



" Cher ami, je me permets cette appellation puisque je vous y vois disposé et qu’elle répond à mon plus grand désir. (…) J’ai été charmé de votre bonne lettre du 7 juillet. Elle me confirme l’espoir de trouver en vous un ami jeune, tout plein de ce que nous pleurons, nous les vieux, notamment d’un sang généreux dont un peu de transfusion serait peut-être susceptible de faire éclater en nous un court été de la St Martin… Venez donc au plus tôt."
Lettre de Eugène Martel à Jean Giono - Extrait , Michèle Ducheny - Giono et les peintres (1)




façade gauche de la maison d'Eugène Martel
(sans doute une de ces fenêtres percée dans un rempart dont parle Giono)




"Je suis depuis quelques jours au Revest-du-Bion, chez mon ami le peintre Eugène Martel (...) Revest-du-Bion est à 1000 m là-haut, à l'endroit où le plateau commence, directement sous la varlope du vent (...) J'habite une petite chambre de moine dont la fenêtre est percée dans un rempart de presque deux mètres d'épaisseur. De l'autre côté de la vitre...le silence (...) ces jours passés, nous avons fait avec Martel les paisibles routes bordées de beautés."
Jean Giono - Provence


Jean Giono et Eugène Martel sur le plateau

"Tout le plateau est en houle large autour du village (...) Martel connait l'heure et l'endroit, la place exacte où l'on doit mettre ses pieds pour avoir devant soi, s'élançant sur ses plans harmoniques, la grande fête des couleurs et des formes. Nous avons monté le chemin du vieux moulin. Puis il m'a dit : 
- Encore quelques mètres, retournons-nous. C'est là...

C'était là. À la hauteur de nos lèvres, les blés de plomb moirés de vent coulaient vers les fonds. Derrière, un vide bleu respirait avec un halètement d’arbres, puis la terre se relevait feutrée d’une étrange laine d’herbe jusqu’à des bois de pins largement étendus sans arrêt d’un bord de l’horizon à l’autre. Derrière les pins, un autre vide terriblement vaste et d’où montait sans arrêt le jaillissement d’énormes oiseaux, et, loin là-bas, portant le ciel sur son échine de bête couchée, le Ventoux avec tous ses muscles et le gonflement de ses os de granit."
Jean Giono - Provence


photo Charles Martel (neveu du peintre - revue Giono no 6)


Eugène Martel - La terrasse de chez "Bonniol"(3)


La terrasse aujourd'hui - restaurant les marronniers

"Nous mangeons chez notre ami Bonniol (...) Bonniol nous a d'abord nourris de sanglier mariné  et de grives. Il est revenu depuis à une nourriture plus calme, heureusement pour notre pauvre chair solitaire. Le soir il nous donne une infusion de serpolet, quand il ne se trompe pas. Quand il se trompe, il nous donne de la tisane de céleri." Jean Giono - 23/08/1933 article dans Marianne

"Tout à l'heure Madame Bonniol va te passer le plat de courgettes farcies.
- Si le coeur vous en dit, Monsieur Jean !
Toute à l'heure tu souffleras ta chandelle, tu chercheras au fond du lit la petite chaleur de la couverture pliée et dans le silence de la maison, tu entendras le balancement de la haute horloge(...) Allonge-toi dans ton sommeil comme le cadavre qui a passé la porte ; demain une vie nouvelle va ruisseler dans ta chair."Jean Giono - 23/08/1933 article dans Marianne

Les Marroniers, ex-café Bonniol




Le café Bonniol (on reconnait le Balcon qui n'a pas changé)
Source Delcampe

"Aujourd'hui Dimanche, Eugène Martel a téléphoné à son neveu le notaire de Sault et nous l'avons eu comme convive à la table chez Bonniol (3) (...) et en rien de temps on s'est décidé pour aller cet après-midi voir l'aven de la Servi (4), un gouffre près de la Pellissière. Et en même temps - sur cette route - Martel me montra le grand chêne de Bournas."
Jean giono - Provence





Avec les contadouriens à la terrasse de chez Bonniol


Le chêne de Bournas - photo Charles Martel (neveu du peintre - revue Giono no 6)


Jean Giono fera de nombreux déplacements au Revest pour rendre visite au peintre et notamment en compagnie des "Contadouriens".

La situation matérielle du peintre reste précaire et Jean Giono et ses amis se mobiliseront pour lui venir en aide , le peintre n'accepte pas qu'on lui achète ses tableaux, il espère toujours une reconnaissance officielle... (Source Michèle Ducheny - Giono et les peintres)(1)


Voici ce que disait Pierre Magnan des visites au Revest :

" Ce bonheur était à son comble lorsqu'un jour de grand vent, nous parcourons à quarante les dix kilomètres de plateau qui nous séparent du Revest-du-Bion".

Pierre Magnan - Pour saluer Giono




La fontaine adossée à son lavoir

" Nous envahissons la place du Revest d'Albion devant sa parcimonieuse fontaine (...) Nous allons en effet en vue de palabrer en toute liesse, nous installer au frais sous l'auvent du grand lavoir qui sent le savon moisi. Giono et Lucien nous ont quittés pour aller préparer le terrain chez Martel (...) Nous allons chez le peintre Eugène Martel voir le portrait de l'oncle."
Pierre Magnan - Pour saluer Giono


Eugène Martel - le portrait de l'oncle 
(source ville du Revest)



Le peintre Eugène Martel devant le portrait de l'oncle Fortuné
 (source sergefiorio.canalblog.com)(2)

"En chemin, Giono nous a enjolivé à plaisir l'odyssée de ce portrait commencé d'après lui depuis plus de vingt ans (...) "C'est le portrait le plus prodigieux depuis 'La Joconde' que j'ai vu". Après cela, nous ne pouvons qu'avoir la glotte embarrassée par l'émotion lorsque le peintre nous accueille au pied de son escalier".
Pierre Magnan - Pour saluer Giono



L'arrivée des "contadouriens" au Revest- photo Charles Martel 
(neveu du peintre - revue Giono no 6)


"C'est un vieil homme désabusé et plein d'humilité, Giono l'embrasse comme s'il mettait un genou à terre".

"Je vois Martel, je vois le portrait de l'oncle".
Je remarque sur le chevalet une toile sans cadre où c'est à peine si l'on a osé, presque un abîme, tirer quelques traits du néant, mais l'oeil enfoncé est terriblement alerte et mérite l'attention (...) C'est un oeil d'après moi aux portes de la mort".


 " Giono tire une chaise et s'installe à califourchon devant le chef d'oeuvre, il n'y a pas d'ostentation. Il n'y a pas de ridicule. Devant lui qui nous tourne le dos et nous a oubliés, notre chuchotante assemblée fait le cercle et se tait. Voici l'un des grands moments du Contadour. L'un de ces moments où l'intelligence éparse se fait unanime, se fait communion : Le Contadour confronté à la mort se recueille et médite".
Pierre Magnan - Pour saluer Giono





Jean Giono, Eugène Martel et les Contadouriens




Martel est très touché par ces rencontres. En témoigne la lettre envoyée à Giono de Sault, le 19 septembre 1935, où il s’inquiète de son absence éventuelle lors d’une future visite des Contadouriens : 

" (…) mon souvenir de la journée inoubliable du Contadour m’apparaît de plus en plus sous la vision d’un Paradis Perdu et pourtant d’autant plus ineffable…"Que faire de la vie après des joies pareilles !" » 

Et encore celle du 11 novembre : "Je vous suis reconnaissant de ces pures joies qui m’ont fait pendant un instant oublier mon âge, et m’ont apporté un durable apaisement qui me permettra, quoi que je puisse voir encore comme abomination et folie des hommes, de mourir en croyant au triomphe de l’intelligence et de la fraternité humaines."
Source Michèle Ducheny - Giono et les peintres (1)


« Tout de suite on entoure Martel, on lui fait fête. Les mains se tendent, les visages sont riants de joie. Martel ne sait plus quelles mains serrer. Il fixe chacun de son petit œil pétillant, si vif sous le buisson blanc des sourcils. Il est très ému. (...) Voici les jeunes barbares à l'assaut du petit escalier. L'atelier est minuscule maintenant, il faudra faire trois fournées. Chaque fois, Martel, avec pareille méthode, mêmes gestes précis, va montrer quelques toiles dans l'ordre immuable qui est son mode de présentation. À petites phrases précises, il explique, il commente, l'éclairage, la pâte, le but. Sa voix, qu'il voudrait calme, tremble un peu. Il n'a jamais eu chez lui tant de gens à la fois, si attentifs, si graves, figés maintenant dans un silence unanime, fait d'admiration, de respect. À le voir ainsi, on comprend le sens de sa vie, on sent que cette minute est pour lui précieuse, où les jeunes générations viennent rendre hommage à l'effort persévérant de sa carrière, qu'il a voulue obscure et libre par dessus tout. Le lien de sympathie tissé par la présence rayonnante de Giono étreint tous les cœurs. »
Henri Fluchère - "Connaissance de Lure" bulletin de l'association des amis de Jean Giono no 13 (1980) dans Giono et les peintres de Michèle Ducheny (1)



En  1937, Eugène Martel entreprend  de faire un portrait de Jean Giono, ce seront alors deux années"épiques" (1937/1939) ...


" Je suis arrivé chez ce bon Giono vendredi 5 Mars (...) Je l'ai trouvé de plus en plus affable pour moi et dévoué à l'amitié en général. Je serai l'hôte de Giono de temps à autre incessamment, lui ayant manifesté mon intention de faire son portrait."
Extrait lettre de Martel (Elizabeth Juan-Mazel) dans Giono et les peintres de Michèle Ducheny (1)



L'oeuvre de Eugène Martel


Voici ce qu'en écrit Jean Giono dans son journal :


12 Mai 1937  : Il est très beau déjà (le portrait) mais qu'il me tarde, les poses sont extraordinairement fatigantes...

14 Mai 1938 : Brusquement aujourd'hui, le portrait est devenu un chef d'oeuvre ! Je suis tout abasourdi, cet homme est le diable.

30 Novembre 1938 : Martel ne finira jamais. Envoie-moi mille kilos de mort-aux-rats.

1er Décembre 1938 : Maintenant le portrait est de nouveau foutu, au point où ça en est vraiment monstrueux.

2 Décembre 1938 : Son portrait est laid, laid comme un pou, sache que sur le portrait j'ai un teint de terre à fumier, des yeux de limace...

D'ailleurs le 31 Décembre 1938, Eugène Martel écrit dans une lettre :
"J'ai mis un mois à redresser le portrait de Giono mal parti l'an dernier. Maintenant il marche et  nous donne satisfaction à tous deux."

 Et Jean Giono poursuit :

5 Février 1939 : Je suis malade de Martel, qu'est-ce que j'ai? J'ai Martel, j'ai une crise de Martel aigüe ...

4 Mars 1939 : Martel pour la première fois parle de finir.

3 Mars 1939 : Le portrait devient un très grand chef d'oeuvre. Sacré cochon d'homme.

18 Avril 1939 : Martel est parti ce matin...

21 Avril 1939 : J'espère maintenant que Martel est enfin parti !!






Cependant, au moment de la mobilisation en 1939 Jean Giono et Eugène Martel entrerons en conflit, un conflit plutôt idéologique avec celui que le peintre considère comme son maître à penser.



Giono lui dira : "Comment vous Martel, un artiste, mélangez-vous l'art et la littérature avec les problèmes de la vie quotidienne? "


Michèle Ducheny sur son site Giono et les peintres (1) nous dit avoir retrouvé dans les archives du Paraïs une lettre de Martel à Giono du 8 Avril 1944 où les tensions avaient fini par s'aplanir :


"Le bonjour que vous m'avez fait donner dernièrement par un notable du Revest m'est allé au coeur. Et le petit message verbal que vous l'avez chargé de me transmettre a fait revivre en moi un espoir bien près de s'éteindre, hélas!... Je vous en remercie beaucoup".

Jean Giono continuera malgré tout à s'intéresser à Martel et à être considéré comme un spécialiste de son oeuvre.







" Moi qui vit dans une perpétuelle angoisse, de part le caprice d'un démon qui s'acharne contre ma quiétude, j'étais tout préparé pour saisir au vol les joies pures dont mon coeur est avide et qui nous étaient jetées à profusion".



L'école communale du Revest porte son nom ...

Tombeau de la famille Martel
au cimetière du Revest



(1)  site de Michèle Ducheny : http://users.skynet.be/giono.peintres/


(2)  Blog d'André Lombard: http://sergefiorio.canalblog.com/archives/index.html



(3) Chez Bonniol : Café du Revest , maintenant Restaurant les marroniers (source mairie du Revest)

(4) l'Aven de la Servi : "Sorte de bouche noire au ras du plateau, sans barrière, sans indication"