J'aurais aimé...

J’aurais aimé Manosque et la Provence comme berceau de mon enfance !
J’aurais aimé séjourner au Paraïs !
J’aurais aimé avoir 20 ans au Contadour pour vivre la grande aventure ! Lire la suite...

samedi 8 avril 2023

«Je n’ai le droit de parler de ce pays que pour donner envie et en indiquer le chemin à des gens de qualité. Ceux qui viendront ai-je dit, ils auront passé au travers de mes mots. Je leur dirai tout ce qu’il faut pour qu’ils puissent trouver, mais je les avertirai que sans la bonté du coeur ils n’entreront jamais dans ce pays qui est la merveille des merveilles.»
Jean Giono

Un vent de modernité souffle sur mon blog qui a dix ans cette année !
Un nouveau blog est arrivé, plus clair, plus souple, plus accessible, plus riche : http://www.danslespasdejeangiono.fr/

Dans un premier temps vous trouverez les articles déjà existants, largement améliorés, que je mets en ligne au fur et à mesure. Déjà plus de 10 articles disponibles qui vous mèneront à Manosque, Marseille, Lure, Ganagobie ... puis viendront des nouveautés.
Ce nouveau blog, tout comme l’ancien, a vocation à faire découvrir Jean Giono et son oeuvre à travers des lieux emblématiques tout en restant également à vocation touristique.
Ce sera ma façon de montrer toute l’admiration que je porte au grand écrivain de Manosque et à cette région que j'aime en illustrant ses propos de mes belles images de cette Haute-Provence.

C’est donc pas à pas dans l’oeuvre de Jean Giono que nous nous laisserons guidés sur les sentiers de ce pays si authentique.

J’espère que cela vous plaira, vos retours seront les bienvenus.
Amicalement
Michèle

lundi 19 avril 2021

Serge Fiorio à Taninges...


Pour André Lombard dont l'aide m'est toujours aussi précieuse...

Serge Fiorio à Taninges


"Aussitôt démobilisé, papa est revenu au bercail, il a repris son entreprise en main, un chantier ici, un chantier là, chaque fois ou presque, il nous fallait le suivre, déménager. Nous l'avons fait dix ou douze fois avant de nous installer, pour 16 ans, à Taninges, en Haute-Savoie où associé à tonton Ernest, il y exploita une carrière à ciel ouvert." 
Serge Fiorio - dans "Habemus Fiorio !" - André Lombard (La Carde éditeur)



C'est le 15 septembre 2010 à Montjustin que j'ai rencontré le peintre Serge Fiorio...

Serge, j'en avais entendu parler lors de notre visite au Paraïs à Manosque. 
Son hospitalité, sa bonhomie, son sens de l'accueil nous avaient été vantés... 

À l'entrée de Montjustin, une des premières maisons sur notre gauche et une belle surprise lorsqu'il nous a interpellés depuis la fenêtre de son atelier, proposant son aide. 
Quelle joie encore aujourd'hui la mémoire de cette rencontre hors-normes pour moi...
Le voilà devant nous, souriant, proposant de visiter sa maison, ce qui fut fait immédiatement, cet atelier où sans aucun doute beaucoup de ses oeuvres ont vu le jour. Quelques tableaux, un portrait de Jean Giono trônant en bonne place sur un chevalet, palettes et pinceaux en quantité. Un univers enchanteur et surtout une vue superbe de là-haut, comment ne pas être inspiré par de tels paysages.
Comme je lui exposais le but de mon escapade au village, sans hésitation il nous raconta, en vrac, la vie à Montjustin, Lucien Jacques et Jean Giono, sa vie à lui et son grand âge... Il allait avoir 100 ans... (1)
 

"En m'installant à Montjustin, j'avais la certitude très forte de prendre là un chemin dont je ne dévierai plus."
Serge Fiorio



Serge Fiorio à la fenêtre de son atelier

En compagnie de Serge dans son atelier... inestimable !

Quand on arrive au village, une vue magique...


Serge nous a quittés en 2011. Il repose au petit cimetière de Montjustin... je dis cimetière mais je devrais dire "petit jardin", tant cet endroit ne ressemble que de très très loin à un cimetière.


Ici repose le peintre Serge Fiorio


L'entrée du petit cimetière


A Taninges, Serge et son cousin Jean Giono


Si lors d'un séjour savoyard je suis allée jusqu'à Taninges en Haute-Savoie, c'est que j'avais une bonne raison ! Retrouver trace du passage de Serge Fiorio, le peintre de Montjustin dont Jean Giono était le cousin.


Serge Fiorio et son cousin Jean Giono (source A. Lombard) 


Au coeur de la vallée du Giffre, sur la route de Samoëns, Taninges se trouve à la croisée de deux torrents, le Giffre et le Foron.









C'est un gros bourg encadré de montagnes qui mérite qu'on s'y attarde.
Le torrent qui le traverse lui donne du caractère,  les abords sont bien fleuris, son centre ancien et sa Chartreuse valent le détour. 
Il faut oser s'aventurer, découvrir le charme du centre historique, la place du marché qui semble avoir peu changé au fil des siècles, les ruelles escarpées étroites et sombres, la rue des arcades, le vieux pont fleuri qui enjambe le Foron. 
Cet ensemble contribue au charme tranquille de ce petit bourg de Haute-Savoie.

















Nous poursuivons notre balade jusqu'à la Chartreuse de Mélan. 
Elle est majestueuse, placée dans un décor idyllique, un lieu de paix, parfaitement restauré, un riche patrimoine qui abrite aujourd'hui de belles expositions d'art, on y donne aussi des concerts. 
Pour compléter ce joli tableau, en altitude se trouve la station de ski de Praz-de-lys -Sommand.

La Chartreuse de Mélan


Aspect de la large vallée du Giffre



Je suis donc partie à la recherche de Serge, recherche plus ou moins fructueuse il faut le dire... Sauf à la "Maison du Patrimoine" et à "l'espace Jacquem'Arts" où l'accueil fut formidable et où j'ai été très bien renseignée.
"L'espace Jacquem'Arts" accueille tout au long de l'année de belles expositions d'artistes régionaux et la "Maison du Patrimoine" nous fait découvrir l'histoire de la commune et sa vie sociale, le tout richement documenté.




Voici donc la petite histoire :

Émile et Ernest  Fiorio habitent Taninges depuis 1924, ils sont les fils de Marguerite Fiorio née Giono, soeur du père de Jean Giono. Ils sont à cette époque entrepreneurs de travaux publics.

Serge Fiorio, fils d'Émile, a deux frères Aldo et Ezio, ainsi qu'une soeur aînée prénommée Ida. Il s'installe à son tour à Taninges en 1924 et là je laisse la parole à mon ami André Lombard (1), qui mieux que lui pour dresser le portrait de Serge, lui qui a vécu au plus près de l'artiste. Voici donc ses mots :

"Serge a vécu à Taninges de 1924 à 1940. Mais à partir de 1936, pensant ainsi  avoir plus de temps pour peindre, il n'a plus travaillé à la carrière paternelle où il cassait du caillou. Il s'est installé photographe au village."




"Je travaillais au chantier de bon coeur. J'avais besoin de sentir que j'avais des muscles, qu'ils pouvaient me permettre la confrontation avec les pénibles travaux physiques. Cela m'a donné beaucoup de force et d'assurance par-delà les grandes et bénéfiques fatigues.
S'allonger le soir, après une journée de dix heures à charger des wagonnets de pierres, et sentir un bien-être à faire rêver, cela me convenait. Le travail en équipe aussi. Travaux de carrier, puis d'entretien et de tracé de routes, ont rempli ma vie pendant dix années."
Serge Fiorio  dans : http://sergefiorio.canalblog.com/ Auteur : André Lombard (1)



Les ouvriers carriers à Taninges - (Source André Lombard)




"Mais il ne gagnait pas sa vie ; de plus les rares bonnes journées de belle lumière, il était obligé de les consacrer, non à peindre comme il le souhaitait, mais à la photographie !
N'empêche, il a fait le portrait de nombreux compagnons ouvriers, et peint à ce moment-là de grands formats comme "Les joueurs de Morra" et la "Cérémonie du cheval" par exemple, qui sont des toiles majeures de ce qu'il est maintenant, selon la judicieuse dénomination inventée par Gérard Allibert,  convenu d'appeler "La période solennelle" de son oeuvre peint."
André Lombard


Les joueurs de "Morra" (source André Lombard)


Le ouvriers carriers - Huile sur bois 1934 (Source André Lombard)


"Rarissime photo de Serge parmi les ouvriers de la carrière de Taninges.
Selon toute vraisemblance, lui n'y travaillait plus, étant sans doute venu
ce jour-là en visite amicale et, aidé d'un retardateur, faire la photo souvenir."

(André Lombard)

 


"A cette époque des premières années trente, Giono venait chaque été en vacances chez les Fiorio ; Serge lui a alors servi de guide pour de grandes randonnées en montagne et ils ont ainsi beaucoup partagé."
André Lombard 



Source Dauphiné Libéré 



Quelques courriers de la main de Jean Giono à Lucien Jacques relatant ces visites à Taninges chez les cousins Fiorio :

Le 19 août 1930

"Je pars après-demain pour Taninges Haute-Savoie chez mes cousins Fiorio où m'attendent tous mes cousins et cousines de la Suisse. J'avais une faim terrible de voir ce monde des Giono. Je t'ai dit ce que c'est que l'atmosphère de cette famille. Alors tu comprends. Et puis c'est un peu toute la jeunesse qui est restée là. Et puis tout un tas de choses bien loin ; et ils sont si gentils."


Le 05 septembre 1931

"Mes gionesques cousins, des gars de vingt ans, avec la barbe, et 1m92 de haut et 1m de largeur d'épaules, (il y en a un que j'appelle Jupiter jeune et l'autre Dyonisos). (...) J'irai passé cet hiver, tout l'hiver à Taninges... Mes cousins sont tous les deux terrassiers et Jupiter conduit les camions de l'entreprise. Mon cousin Serge, celui que j'appelle Dyonisos et qui est tellement beau qu'on ne peut y croire, dessine si bien que j'ai promis de le mener un jour à Paris pour lui faire visiter le Louvre. Il y a quelque chose à faire avec ce garçon : souple, intelligent, savant de la bonne science, un sac de sang."
 


De gauche à droite : Serge, Jean Giono, Aldo et Ezio
(Source André Lombard)



Le 10 août 1932

"Je vous attends, toi, Rose et Hugues pour le 15 août à Taninges. Si vous ne veniez pas, ce serait pour moi un  très gros chagrin.
Route depuis Grenoble :
Montmélian, Albertville, Ugine, Flumet, Mégève, Sallanches, Cluses, Taninges.
La plus belle, la plus 'routable', la plus courte. (Chez Émile Fiorio Rue des Arcades Taninges)"


Octobre 1933

"Je suis ici avec mes cousins Émile, Ernest, Aldo, Serge et Ezio. Tu dois comprendre quel bien cela me fait mais tu ne peux pas savoir jusqu'à quel point, je me sens comme en transfusion de sang."

Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, 1930-1961-Cahiers Giono 3, Gallimard 1983


La rue des Arcades à Taninges 


Pendant l'hiver 34, comme d'autres fois auparavant, Serge descendra à Manosque et l'écrivain lui demandera de faire son portrait. Voici ce qu'en dit André Lombard dans son "Habemus Fiorio !" :

 " Pour le moment nous ne sommes qu'en 1934, Serge descend encore une fois innocemment de Taninges "pour passer quelques jours" chez son cousin et rien ne peut laisser présager ce qui l'attend de nouveau sous le ciel magique de Haute-Provence. Il est heureux que ce soit Giono lui-même qui lui ordonne, presque le somme, en fait, de faire son portrait. (...) 
J'ai narré, dans le "Serge Fiorio" des éditions Le Poivre d'Âne, comment Giono en gare de Manosque, lui laissant à peine le temps de descendre du train, de poser son sac, aussitôt l'entreprend.
"Maintenant, tu vas aller plus loin, tu vas faire mon portrait !" lui dit-il à ce moment-là, sans l'ombre du moindre paternalisme mais quand même, non plus, sans aucun ménagement. Giono est sûr de lui parce que déjà sûr de Serge surtout, en son for intérieur."
Evidemment, cette invite est un cadeau du ciel, une manne pour le jeune peintre ! Mais personne n'en sait rien encore, personne ne peut vraiment savoir, ni deviner."

Serge à Manosque, au Paraïs avec Élise l'épouse de Giono


"Serge se souvenait encore très bien que, tout au long de ce séjour, "pour ne pas déranger l'autre", ils ne s'étaient que très rarement adressé la parole par-dessus la petite largeur du bureau qui alors seulement les séparait."



"Portrait du Poète à l'étoile et à la colombe" selon André Lombard


"Plus tard, il notera : "Je pense qu'en me commandant son portrait, Giono savait pertinemment que c'était là le chemin le plus direct pour m'ouvrir, toutes grandes, les fenêtres de ma propre liberté d'artiste."
Oui, c'était là, généreusement le pousser à faire la belle, à sortir de sa chrysalide et à ouvrir grand ses ailes."
André Lombard - Habemus Fiorio !



Ma petite histoire se termine comme elle a commencé, à Montjustin…






Et pour cela je laisse de nouveau la parole à mon ami André Lombard :


" Serge a le bon réflexe d’aller s’ouvrir à Giono du rêve, commun à lui et à son frère de s’installer près de lui en Haute-Provence.

Le poète l’aiguille naturellement, mais comme à tout hasard, vers Montjustin où son découvreur et ami Lucien Jacques, poète et aquarelliste de talent, vient d’acquérir une maison et quelques ruines. " (…)



Au fil des années ... Serge Fiorio et Lucien Jacques
deux voisins et amis à Montjustin (André Lombard)
 


« Et tout le ciel qui va avec ! »


«  Je me suis rendu à Montjustin sur le champ ! Lucien Jacques m’y a accueilli et hébergé pendant trois jours. » raconte Serge aujourd’hui.

« Après il remontera à Taninges faire part à Aldo de son enthousiasme pour ce village quasi abandonné. (…) Ils y reviennent ensemble dès qu’ils le peuvent. 

Sitôt devant les lignes bien orchestrées de la montagne de Lure et de ses contreforts, devant le Luberon animal, devant les Alpes pures sous un ciel de crystal, Aldo s’exclame, soulignant ses paroles d’un large geste du bras et de la main ouverte :


« Ici au moins, même si nous devons en baver, nous aurons tout ça ! » 


Pour saluer Fiorio - André Lombard - La Carde éditeur




Une rétrospective de l'oeuvre de Serge s'est tenue à Taninges en 1983. Une trentaine de toiles choisies dans la bonne soixantaine d'années de travail alors écoulées furent présentées dans les salons de la mairie, constituant la toute première rétrospective Serge Fiorio.





" La paix règne sur Fiorio de toile en toile, de sujet en sujet et d'année en année "

Pierre Magnan - Dans "Habemus Fiorio !" d'André Lombard




(1) Pour tout savoir sur Serge Fiorio, sa vie et son oeuvre,  se reporter au blog  d'André Lombard  :  http://sergefiorio.canalblog.com/

Et à ses deux ouvrages majeurs chez La Carde éditeur :

- Pour saluer Fiorio - précédé de Rêver avec Serge Fiorio
- Habemus Fiorio ! 












jeudi 7 mai 2020

"Les Vraies Richesses", une petite librairie à Alger et un grand livre à Manosque ...


"Les Vraies Richesses"


Hommage à Jean Giono, à Edmond Charlot et ses amis...


Une petite librairie à Alger (qui a tout d'une grande) et un grand livre à Manosque..


A Alger...


A Manosque...


"Quand on participe profondément aux joies du monde, on attend cette connaissance totale avec joie, on accepte de voir ceux qu'on aime poursuivre ainsi leurs destinées. Les lois de la matière nous obligent à l'espoir."
Jean Giono - Préface aux Vraies Richesses

"Car la richesse de l'homme est dans son coeur. C'est dans son coeur qu'il est le roi du monde. Vivre n'exige pas la possession de tant de choses."
Jean Giono - Les Vraies Richesses



La petite boutique de la rue Charras à Alger...


Grâce à mon amie Michèle, j'ai découvert un joli roman : 
"Nos richesses"

Il s'agit du troisième ouvrage de Kaouter Adimi. Romancière de 31 ans, née à Alger.




C'est le récit des aventures d'Edmond Charlot qui voua sa vie à la littérature et aux livres et à leurs auteurs et qui ouvrit dans les années 30 une petite librairie (qui aura tout d'une grande) à Alger, qui fut vite une maison d'édition, une galerie d'art, une bibliothèque de prêt, un salon ... Tout cela à la fois !

Il y côtoya les grands romanciers de son temps, il fut le découvreur d'Albert Camus et publia tour à tour, Jules Roy, Emmanuel Roblès, Jean Giono, Saint-Éxupéry, Vercors, Bosco et beaucoup d'autres grandes plumes.
"Nos richesses" est avant tout le roman de la vie d'Edmond Charlot, un hommage à la littérature et une plongée dans l'Algérie d'hier et celle d'aujourd'hui.
Vous vibrerez au rythme de l'histoire de ce pays, de la Seconde Guerre mondiale, de l'Algérie française et de l'indépendance, des exactions de toutes sortes et autres attentats, le tout écrit avec beaucoup de justesse et de discernement.
Vous croiserez Abdallah le gardien du lieu, les commerçants du quartier 'Charras', les écrivains tous plus illustres mais aussi Ryad, jeune étudiant français sans état d'âme,  venu en stage à Alger et chargé de vider la librairie avant sa fermeture.


L'amitié Albert Camus - Edmond Charlot :

Albert Camus, de deux ans son aîné, Edmond Charlot l'avait rencontré au lycée Bugeaud d'Alger en 1933. Ils se lient d'amitié et subissent ensemble l'influence du philosophe Jean Grenier, alors enseignant à Alger. C'est lui qui encouragera Edmond à fonder à 21 ans "Les Vraies Richesses" sous l'égide de  Jean Giono et avec son autorisation.


Edmond Charlot à 21 ans


Voici donc quelques extraits de ce beau récit...

"Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. (...) Descendre encore, s'éloigner des cafés et bistrots. (...) Vous serez seul, Car il faut être seul pour se perdre et tout voir. Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s'y balade comme on divague, les mains dans les poches, le coeur serré.
(...) Et le bleu au-dessus des têtes et à vos pieds, le bleu ciel qui plonge dans le bleu marine, tache huileuse s'étirant à l'infini. (...)
Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n'est-ce-pas ? Vous parviendrez enfin rue Hamani, l'ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n'existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine : "Un homme qui lit en vaut deux". Face à l'Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde, mais aussi la petite, celle d'un homme, Edmond Charlot, qui en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la libraire de prêt "Les Vraies Richesses"."
Kaouter Adimi - Nos Richesses




Journal d'Edmond Charlot 9 mai 1936 :

"Reçu hier une lettre de Jean Giono ! Le grand. Je lui avais écrit sans trop d'espoir pour lui demander l'autorisation d'appeler la librairie Les Vraies Richesses en référence à son récit qui m'avait ébloui et où il nous enjoint à revenir aux vraies richesses que sont la terre, le soleil, les ruisseaux et finalement la littérature (qu'est-ce qui peut être plus important que la terre et la littérature ?) J'ai failli déchirer la lettre en l'ouvrant. Fébrilité. J'ai répété à Jean Pane ce qu'il nous répond : " Vous pouvez bien évidemment utiliser ce titre. Il ne m'appartient pas."

Ou toujours le 19 juillet 1936 :

"Découverte d'un très beau récit de Giono dans une revue touristique. Le titre laisse rêveur : Rondeur des jours. Grande impression. J'ai été entraîné et plongé dans la Provence et le midi. Texte parfait pour la librairie et qui rejoint ma conception des choses : une pensée méditerranéenne qui ne se limite pas au môle d'Alger. J'ai écrit une nouvelle lettre à Giono afin de lui demander l'autorisation d'imprimer ce texte et de l'offrir à mes clients en guise de cadeau d'ouverture."


Et le 27 août 1936 ...

"Reçu la réponse de Giono. Homme de coeur ! Il dit oui, il dit bien sûr, il est touché. Impression lancée à 350 exemplaires pour mes 350 premiers clients. Suis-je trop ambitieux ? Non, ça marchera !"


Et le 13 septembre 1936 ...

"Je passe beaucoup de temps à imaginer la future identité graphique de mes livres, les couvertures, les polices de caractère. Pour "Rondeur des jours" je m'amuse à positionner les lettres en un rond parfait. Ce sera très réussi je crois."
Kaouter Adimi - Nos richesses




"Je m'amuse à positionner les lettres en un rond parfait."


"Non, les jours sont ronds. Nous n'allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteint du moment que nous avons tous nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu'ils contiennent, d'en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre. Vivre n'a pas d'autre sens que ça."
Jean Giono - Rondeur des jours

Cette toute petite boutique de la rue Charras (aujourd'hui rue Hamani) devient vite un foyer culturel de ce que Camus appellera "La nouvelle culture méditerranéenne".


Le premier peintre exposé sera Bonnard et Camus le premier auteur édité avec Révolte dans les Asturies, l'Envers et l'Endroit, Noces... beaucoup d'autres suivront...



Quelques extraits où il est question d'Albert Camus.

28 décembre 1938 :

"La tâche n'est pas facile mais les réseaux se créent et les amitiés sont là. Camus vient souvent à la librairie pour donner un coup de main. Il remplit les fiches d'abonnement, achète des livres quand il a quelques pièces, et en loue d'autres. Il s'installe sur les marches ou sous la petite mezzanine et il écrit. Il est ici chez lui.
Lui ai annoncé hier que j'avais vendu le tout dernier exemplaire de son premier livre "L'envers et l'endroit". 350 exemplaires."

31 janvier 1939 :

"Lecture d'un texte de Camus au beau titre de "Noces". Il y a tout ce que nous vivons ici en Algérie. Très touché et ému. L'étrange pudeur qu'il y a entre Albert et moi m'obligera à réfréner mon enthousiasme lorsque je lui en parlerai. Je le publierai en mai à un tirage important, 1225 exemplaires.
Kaouter Adimi - Nos richesses







"Vous irez aux Vraies Richesses, n'est-ce-pas ? Vous prendrez les ruelles en pente, les descendrez ou les monterez. Vous vous abriterez du soleil qui tape fort. (...) Vous vous arrêterez à la terrasse d'un café et vous n'hésiterez pas à vous y installer pour discuter avec les uns et les autres. Ici nous ne faisons pas de différence entre ceux que nous connaissons et ceux que nous venons de rencontrer. On vous écoutera avec attention et on vous accompagnera dans vos balades. Vous ne serez plus seuls. (...) Et le bleu au dessus de vos têtes vous donnera le tournis. Vous vous dépêcherez, le coeur battant, vous irez rue Charras qui ne s'appelle plus comme ça et vous chercherez le 2 bis. Vous vous trouverez devant l'ancienne librairie des Vraies Richesses dont j'ai imaginé la fermeture mais qui est toujours là. (...) Vous attendrez le gardien des lieux, assis sur la marche à côté de la plante. Il se dépêchera lorsqu'il vous apercevra. Vous pénétrerez enfin dans ce petit local qui fut le point de départ de tant d'histoires. Vous lèverez la tête pour voir le grand portrait de Charlot qui sourit, derrière ses lunettes noires. Oh, pas d'un grand sourire, c'est plus l'air de dire : "Bienvenue, entrez, prenez ce qui vous plaît".

Un jour, vous viendrez au 2 Bis de la rue Hamani, n'est-ce-pas ??


Kaouter Adimi - Nos richesses


Comment ne pas avoir envie de répondre "Oui, je viendrai ...



L'intérieur de la petite librairie "Les Vraies Richesses" et au fond, l'escalier 
qui monte à la sous-pente où Albert Camus corrigeait ses manuscrits...

Et pour terminer quelques lignes d'Albert Camus qui nous parle d'Alger


"La mer au tournant de chaque rue..."


"Ce qu'on peut aimer à Alger, c'est ce que tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids du soleil, la beauté de la race. Et, comme toujours dans cette impudeur  et cette offrande se retrouve un parfum plus secret. (...) Ici, du moins, l'homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses."


La Kasba d'Alger et ses escaliers (source internet)


"Il faut sans doute vivre longtemps à Alger pour comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels. Il n'y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s'éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l'instant où l'on en jouit."



Le port au crépuscule - photo Habib Boucetta Photographie


"Mais il y a surtout le silence des soirs d'été.
Ces courts instants où la journée bascule dans la nuit, faut-il qu'ils soient peuplés de signes et d'appels secrets pour qu'Alger en moi leur soit à ce point liée ? Quand je suis quelque temps loin de ce pays, j'imagine ces crépuscules comme des promesses de bonheur."
Albert Camus - Noces (l'été à Alger)




source internet - JM Culture - Canal blog


"Un homme qui lit en vaut deux"


Voici,  la conclusion de ce bel ouvrage, selon les mots de Jules Roy (2) un bien bel hommage à Edmond Charlot :"De cette aventure, dont nous ne savions pas que nous la vivions, il reste pour moi une sorte de mirage. Charlot fut un peu notre créateur à tous, tout au moins notre médecin accoucheur. Il nous a inventés (peut-être même Camus), engendrés, façonnés, cajolés, réprimandés parfois, encouragés toujours, complimentés au-delà de ce que nous valions, frottés les uns aux autres, lissés, polis, soutenus, redressés, nourris souvent, élevés, inspirés. (...) Pour aucun d'entre nous, jamais un mot qui aurait pu laisser entendre que notre génie n'était pas seulement l'avenir de l'Algérie et de la France mais celui de la littérature mondiale. Nous étions les poètes les plus grands, les espoirs les plus fantastiques, nous marchions vers un avenir de légende, nous allions conférer la gloire à notre terre natale. (...) Nous fûmes son rêve. C'est là que le sort le trompa, injustement, comme se lève une tempête sur une mer calme. À la bourrasque il tint tête tant qu'il put. Je ne l'entendis jamais protester contre l'injustice ni maudire l'infortune qui l'accablait. Par moments, il m'arrive de me demander si nous avons été dignes de lui."

Jules Roy - Mémoires barbares


Edmond Charlot - dessin de Jacques Ferrandez (1)

(1) Jacques Ferrandez : Auteur de bandes dessinées et illustrateur né à Alger en 1955 - il a publié récemment la bande dessinée "Le chant du Monde"  d'après le roman de Jean Giono. https://www.syros.fr/auteur/jacques-ferrandez.html


(2) Jules Roy : Écrivain et officier français, né en 1907 à Bougara en Algérie et décédé en 2000 à Vézelay où il est inhumé.


Pour en savoir plus sur l'aventure d'Edmond Charlot, se référer aux sites suivants : 

Edmond Charlot - site perso 

Edmond Charlot éditions